Un ambassadeur au Vatican

1/2/1945

 

On attendait avec une certaine impatience la nomination d'un ambassadeur au Vatican. On s'étonnait même qu'elle ne vint pas plus vite. Avec une haute délicatesse, le Souverain Pontife, nous avait délégué un nonce à temps pour qu'il pût présider le Corps diplomatique aux vœux du Nouvel An. Nous ne pouvions plus longtemps ajourner l'envoi d'un plénipotentiaire auprès du Saint-Siège.

Ce n'est plus un mystère : le choix du Gouvernement s'est porté sur M. Jacques Maritain. Celui-ci est un homme en tout point éminent. La distinction dont il est l'objet récompense en lui non seulement une haute conscience civique, mais une action courageuse au service de la Résistance. M. Jacques Maritain se trouvait, à l'époque de l'occupation, aux États-Unis. On sait que,  sous l'influence de l'amiral Leahy, ce pays a, pendant longtemps, fait crédit au Gouvernement de Vichy. M. Jacques Maritain est certainement de ceux qui ont le plus contribué à le détromper. Il a représenté là-bas et su faire apprécier la vraie France, celle qui n'abdiquait pas devant l'Allemand, celle qui ne renonçait pas à ses traditions.

De tels titres suffisaient sans nul doute à désigner M. Jacques Maritain pour un très haut poste. Et pourtant, l'avouerons-nous ? sa promotion comme ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République française auprès du Vatican nous a causé une légère surprise. L'admiration même que nous vouons à l’œuvre de M. Maritain en est peut-être la cause. Ne semblait-il pas plutôt destiné à l'enseignement et à la spéculation métaphysique qu'à l'action diplomatique ? Par ailleurs, chez M. Maritain, il est difficile de séparer l'homme du philosophe. Il arrive à son poste avec tout le poids d'une œuvre considérable qui sera sans doute pour lui une source d'autorité, mais qui peut être aussi, à certains égards, une cause d'embarras. Cette œuvre lui impose une ligne peut-être trop rigide pour un diplomate soumis comme tel  aux contingences de la politique. D'autre part, cette œuvre, qui force le respect et l'admiration de ceux qui ne sont pas d'accord avec ses postulats ou ses conclusions, n'est pas une œuvre indifférente. À Rome, comme ailleurs, on peut lui être favorable ou hostile. Et ceci n'est pas pour faciliter la tâche de notre nouvel ambassadeur.

Faisons confiance pourtant à la souplesse d'esprit et à la lucidité de M. Maritain. Aux heures graves, ce professeur a su quitter sa chaire pour une action beaucoup plus directe. Le courage est peut-être la première qualité d'un ambassadeur, et nous savons qu'il la possède. C'est un titre, sans doute, à occuper la première de nos ambassades.

Le Vatican est bien, en effet, la première de nos ambassades. Son action se fait sentir directement sur un des points les plus délicats de notre politique intérieure : les rapports de l’Église et de l’État. Mais là ne se limite pas son rôle. Le Vatican, organisme international de fait, est de tous les Gouvernements du monde le mieux informé. Le petit palais Taverna, où sont logés nos ambassadeurs, est peut-être le lieu où notre ministre des Affaires étrangères puise ses meilleurs renseignements. Rome est un point de contact essentiel. De ce point de vue, on peut se demander d'ailleurs s'il n'eût pas mieux convenu pour ce poste un homme plus au courant de la politique générale que M. Maritain.

Il ne faudrait pas, effectivement, s'hypnotiser sur les problèmes très délicats touchant les rapports de l’Église et de l’État qui sont actuellement à négocier, et négliger le caractère diplomatique de cette ambassade. Reconnaissons, pourtant, que ces problèmes priment. Les rapports entre la France et le Saint-Siège présentent, en effet, à l'heure actuelle, un aspect assez particulier. Rarement ils ont été si cordiaux. Nous rappelions à l'instant la délicatesse avec laquelle le Saint Père avait hâté la désignation de son nonce. Ce fait suffirait à l'en attester. Et pourtant jamais questions si épineuses ne sont restées à résoudre. Il y a d'abord ce fait que l'attitude de quelques évêques, pendant quatre années, a pu être contestée dans les milieux dont les représentants sont actuellement au pouvoir. Il est certain que, dans ces milieux, on souhaiterait que ces évêques fussent écartés de leur diocèse, et notre ambassadeur aura sans doute à présenter au Vatican diverses requêtes dans ce sens. Négociation ardue entre toutes. Nous n'avons pas à aborder, dans une chronique de politique étrangère, l'aspect proprement religieux du problème. Mais le Saint-Siège n'est-il pas lié ici par un précédent, lui qui a refusé, non sans énergie, au général Franco le déplacement des évêques qui ne lui avaient pas été favorables ? Et puis, accéder sur ce point aux désirs du Gouvernement français, ne serait-ce pas ouvrir la porte à des demandes analogues, en Italie notamment, de la part du Gouvernement Bonomi, qui aurait au surplus des griefs encore plus graves, s'il se peut, à faire valoir ?

Une autre question délicate à résoudre sera la question scolaire. Elle est trop connue de nos lecteurs pour que nous ayons à insister. Notons seulement son caractère primordial dans l'ensemble des négociations qui doivent aboutir à un nouveau « modus vivendi » entre l’Église et l’État.

La tâche de M. Maritain sera heureusement facilitée par son incontestable christianisme qui ne peut que lui assurer la confiance des milieux pontificaux. Rome le sait incapable d'être l'agent d'une négociation qui ne vise pas autant au bien de l’Église qu'au bien de la France. Elle sera facilitée aussi, nous le disions à l'instant, par le caractère sincère des relations actuelles entre la France et le Vatican. Un incident a d'ailleurs failli troubler ces relations, incident qui a trouvé une solution heureuse : mais les milieux informés en ont un moment conçu une certaine anxiété. Il s'agit de la manière un peu trop nette dont le Gouvernement français a refusé de considérer Mgr Valerio Valeri, le nonce précédent, comme accrédité auprès de lui. Reconnaissons qu'il y eut là, de la part de notre Gouvernement, un certain manque de tact. Mais reconnaissons aussi qu'il était très difficile à ce Gouvernement d'accepter le maintien du nonce accrédité à  Vichy. Il faut situer ce débat au-delà de toute considération de personne. Le dévouement à la France de Mgr Valeri est au-dessus de l'éloge, et en lui conférant la dignité de grand'croix de la Légion d'honneur, la plus haute marque d'estime qu'il pût lui donner, le général de Gaulle lui en a très justement exprimé sa reconnaissance et celle de tous les Français. Mais il était difficile d'accepter la maintien d'un nonce qui joua un rôle aussi important à Vichy, auprès d'un Gouvernement qui, loin de se reconnaître successeur du Gouvernement du maréchal Pétain, en récuse, non sans raison, la légitimité.

La tâche de M. Jacques Maritain sera facilitée surtout par ses hautes qualités personnelles. Nous citions son courage et sa lucidité. La ténacité dont il a fait preuve aux États-Unis nous est un garant de ses qualités de négociateur. Il a déjà beaucoup servi la France. Il l'a servie par une œuvre dont le renom est universel et qui lui vaut des disciples dans tous les pays. Il l'a servie par une action politique qui a largement contribué à assurer au général de Gaulle l'appui des Américains. Nous sommes sûrs qu'il l'a servira encore dans sa nouvelle dignité, et que ce grand clerc saura se montrer demain un grand commis.